RDC : Mukwege, Prix Nobel de la Paix a raison de demander l’exhumation des fosses communes
Le « massacre de Kishishe » a suscité et suscite encore de très nombreuses réactions. Un média en ligne a titré « Génocide à Kishishe : 122 cadavres des civils déjà ramassés et enterrés ». La Radio Okapi : « Nord-Kivu : des enfants parmi les victimes des tueries de Kishishe ». Des ONG de défense des droits de l’homme ont demandé à la CPI d’enquêter. Le Conseil des ministres a décrété trois jours de deuil national. Le président de la République a demandé à la ministre de la Justice d’ouvrir sans délai une enquête au niveau interne et d’œuvrer en faveur d’une enquête internationale.
Le Prix Nobel de la paix, le Dr. Mukwege, a lui aussi réagi par un tweet du 2 décembre : « #Kishishe : Horrifié par les sources concordantes faisant état de massacre de masse, de personnes disparues & recrutement forcé d’enfants. Ces crimes doivent entraîner des sanctions rapides aux forces d’occupation M23/RDF & des poursuites par la justice nationale & internationale ! » Trois jours plus tard, il a précisé : « Suite aux massacres #Kishishe & Bambo, aux demandes d’une enquête indépendante, nous appelons l’équipe d’experts UN médico-légaux à Goma à se rendre sur les lieux des crimes, exhumer les fosses communes, rendre une sépulture digne aux victimes & collecter des preuves des crimes ».
Ces propositions, plus précises et concrètes, soulèvent probablement chez certains beaucoup de questions : Pourquoi procéder à ces exhumations ? Quelle est cette « équipe d’experts UN médico-légaux à Goma » qui pourrait les réaliser ? Y a-t-il d’autres fosses communes en RDC ? L’ONU, à travers la MONUSCO et le BCNUDH (Bureau Conjoint des Nations Unies aux Droits de l’Homme) sont-elles les organisations les plus indiquées pour mener cette « enquête indépendante » ?
Exhumer les fosses communes pour des raisons humanitaires et judiciaires
Déterminer les circonstances entourant la perte de vies humaines est une étape importante dans le processus de deuil des familles. D’un point de vue humanitaire, les familles des disparus doivent pouvoir connaître le destin de leurs être chers et pouvoir leur offrir une sépulture convenable.
Déterminer les circonstances exactes de la mort et collecter des preuves est une étape tout aussi essentielle pour rechercher la vérité et pour rendre justice. Les premières informations sur les massacres de Kishishe ont été communiquées par l’armée congolaise, très rapidement après les faits qui auraient été commis les 29 et 30 novembre, à Kishishe et Bambo, deux villages du territoire de Rutshuru dans la province du Nord Kivu :
« 50 civils congolais ont été lâchement assassinés», a communiqué le porte-parole de l’armée congolaise.
Mais, près d’une semaine plus tard, aucun bilan fiable n’avait été publié, les chiffres, selon les sources, variant de la cinquantaine à près de 200 et même 300 civils tués. Très peu de temps après la diffusion de ces informations, le M23 a déclaré que les hommes étaient morts au combat et a rejeté des «allégations sans fondement», en précisant dans un communiqué que seules huit victimes civiles «touchées par des balles perdues lors des combats», seraient à déplorer. Plus récemment encore, un communiqué du 07 décembre de la Mission de l’Organisation des Nations Unies en RDC est venu apporter des précisions :
« Une enquête préliminaire du BCNUDH et de la MONUSCO a permis de confirmer que les rebelles du M23 ont tué au moins 131 civils (102 hommes, 17 femmes et 12 enfants) au cours d’actes de représailles contre les populations civiles perpétrés les 29 et 30 novembre, à Kishishe et Bambo, deux villages du territoire de Rutshuru dans la province du Nord Kivu en République démocratique du Congo. Les victimes ont été exécutées arbitrairement par balles ou à l’aide d’armes blanches. Huit personnes ont par ailleurs été blessées par balles et 60 autres enlevées. Au moins 22 femmes et cinq filles ont été violées ».
Face à de telles interprétations divergents des faits, on ne peut en rester au stade d’un communiqué de presse et d’une enquête et d’un rapport préliminaires ni se contenter de saluer « la décision des autorités congolaises d’ouvrir une procédure judiciaire contre les auteurs de ces violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ».
Il faut évidemment pousser beaucoup plus loin l’enquête comme le précise le communiqué :
« Les enquêteurs de la MONUSCO et du BCNUDH souhaitent se rendre dans les plus brefs délais à Kishishe et Bambo pour poursuivre les investigations ».
De telles investigations approfondies sont en effet indispensables pour « collecter les preuves des crimes », pour confirmer ou infirmer le nombre des victimes, pour vérifier qu’il s’agit bien de victimes qui « ont été exécutées arbitrairement par balles ou à l’aide d’armes blanches » et non de victimes «touchées par des balles perdues lors des combats».
De telles preuves ne peuvent être apportées devant un tribunal indépendant que si elles ont été collectées et examinées par des enquêteurs et experts spécialisés. Ouvrir les fosses communes est donc une opération indispensable qui devrait permettre non seulement de dénombrer et d’identifier les cadavres pour les rendre à leurs familles qui pourront les réinhumer dignement et faire leur deuil mais aussi permettre de récupérer et conserver tous les éléments de preuve permettant de faire la lumière sur les causes de la mort, l’identité du ou des auteurs et les circonstances de la mort.
C’est pourquoi le Prix Nobel de la Paix a mille fois raison d’appeler « l’équipe d’experts UN médico-légaux à Goma à se rendre sur les lieux des crimes , exhumer les fosses communes, rendre une sépulture digne aux victimes & collecter des preuves des crimes ».
« L’équipe d’experts UN médico-légaux » : de qui et de quoi s’agit-il ?
En mars 2017, le Conseil des droits de l’homme, la plus haute instance des Nations Unies dans ce domaine, a exprimé son inquiétude face à la crise des droits de l’homme dans la région du Kasaï où de nombreux civils ont été massacrés puis enterrés dans au moins 80 charniers et a demandé au Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (HCDH) de fournir au Gouvernement de la RDC l’assistance technique, y compris l’expertise médico-légale nécessaire, pour les enquêtes sur les allégations de violations des droits de l’homme et d’exactions commises dans la région du Kasaï afin que l’ensemble de leurs auteurs soient traduits en justice. Une petite équipe a donc été envoyée au Kasaï central.
En 2021, le mandat de l’équipe a été étendu à l’ensemble du territoire national de la République démocratique du Congo. Actuellement, ce petit groupe de seulement six experts médico-légaux est basé à Kinshasa et à Goma. Les recherches médico-légales effectuées par cette « Équipe d’assistance technique » pour appuyer les enquêtes menées par les autorités judiciaires, en particulier le processus d’exhumation des fosses communes, sont une première en République démocratique du Congo[i].
Permettre aux cadavres de devenir des témoins « d’outre-tombe »
Les fosses communes de Kishishe et de Bambo ne sont évidemment pas les seules qui pourraient ou plutôt devraient être exhumées sur le territoire de la RDC. Des dizaines, des centaines d’autres existent, creusées à la suite des crimes de masse commis lors des conflits armés internes et internationaux qu’a connus la RDC depuis trois décennies.
Le Rapport Mapping en dresse un inventaire partiel puisque limité à la période des conflits armés de 1993 à 2003. Ces fosses communes sont aujourd’hui les principales preuves indubitables des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre, voire des crimes de génocide, commis en RDC par tous les belligérants, y compris par les armées de plusieurs Etats tiers comme celles du Rwanda, de l’Ouganda, etc. agissant sous le couvert de « mouvements rebelles congolais » (AFDL, RCD, MLC, CNDP, M23, etc.)
Les victimes de ces crimes de masse ne doivent pas être considérées uniquement comme des victimes de meurtre ou de viol. Elles veulent que leurs souffrances soient reconnues comme des crimes graves selon le droit international commis contre leurs communautés et le peuple congolais. Elles veulent aussi que la véritable portée et nature de ces crimes imprescriptibles commis soient mises au jour par la présentation de preuves irréfutables dans le cadre de procès équitables devant des juridictions indépendantes , qu’il s’agisse de tribunaux internationaux et/ou de chambres spécialisées mixtes .
Cela ne sera rendu possible, dans les mois et les années à venir, que si l’ Équipe d’assistance technique chargée du processus d’exhumation des fosses communes est en mesure de décupler d’efforts pour avoir accès à ces sources essentielles de preuves, absolument indispensables pour permettre enfin de donner suite aux droits de ces victimes à la justice, à la vérité, aux réparations et aux garanties de non répétition des atrocités.
Il est évident que la mini-équipe d’assistance technique actuelle est dans l’incapacité de remplir une telle tâche et de pouvoir jouer un rôle déterminant dans les futurs procès en permettant aux cadavres de devenir des « témoins d’outre-tombe », c’est-à-dire en fournissant au bureau du procureur et aux avocats des victimes / parties civiles, etc. les moyens pour administrer la preuve que les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, commises par tel ou tel auteur ou par tel ou tel supérieur hiérarchique, militaire ou civil, sont constitutives de crimes internationaux.
Une grande partie de ces crimes, commis il y a plus de vingt ans aujourd’hui, ne pourront être prouvés que par le travail d’une équipe d’enquêteurs considérablement renforcée qui procédera à la récolte des éléments de preuve tirés de l’exhumation des fosses communes..
« Renforcer l’équipe d’assistance technique d’experts médico-légaux »
Il faut donc de toute urgence que soient multipliées par 10 ou par 20 les ressources humaines, techniques, financières de l’ équipe d’assistance technique pour en faire une véritable équipe d’enquêteurs internationale indépendante et multidisciplinaire, chargée de l’exhumation des fosses communes de la RDC, à même de garantir que les auteurs présumés des crimes commis en RDC, congolais et étrangers, soient amenés à répondre des crimes qu’ils ont commis, d’établir un bilan incontestable des crimes, d’ exposer ainsi la fausseté des discours utilisés par certains pour les nier et de faire triompher le droit des survivant.e.s à la justice et à la vérité,
Dans la poursuite de ces objectifs ,la RDC a le droit de compter sur le soutien sans faille des Nations Unies et de la communauté internationale pour que les attentes légitimes des victimes et des survivant.e.s soient satisfaites. Ce travail est soutenu depuis des années en Irak par la « communauté internationale. Il est fait aujourd’hui en Ukraine. Pourquoi n’est-il pas accompli en RDC ?
Dans le contexte actuel, il n’est pas irréaliste d’obtenir du Conseil de sécurité que soit inscrite dans la résolution renouvelant le mandat de la MONUSCO la mise en place d’une telle équipe d’enquêteurs, qui ne fera it en réalité que mettre en oeuvre la Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme est du 7 octobre dernier qui à son § 39:
« Demande au Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme de continuer à fournir au Gouvernement de la République démocratique du Congo l’assistance technique, y compris l’expertise médico-légale nécessaire, pour appuyer les autorités judiciaires du pays dans leurs enquêtes sur les allégations de violations des droits de l’homme et d’atteintes à ces droits afin que leurs auteurs soient traduits en justice, et de renforcer l’équipe d’assistance technique d’experts médico-légaux supplémentaires en lui octroyant des moyens suffisants pour qu’elle aide le Gouvernement à se doter de capacités nationales spécialisées dans le domaine de la médecine légale ».
Les organisations de la société civile congolaise, ainsi que le gouvernement, seraient mieux inspirées de ne pas réclamer un retrait précipité de la MONUSCO mais de plutôt exiger des modifications radicales de son mandat qui devrait notamment être axé sur un appui effectif à la mise en œuvre des mécanismes judiciaires et non judiciaires de la justice transitionnelle, y compris l’essentiel travail de mémoire que constitue l’exhumation des fosses communes. Comme le dit le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, Fabián Salvioli, « les processus de mémorialisation des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire constituent le cinquième pilier de la justice transitionnelle » et comme ne cesse de le répéter le Dr. Mukwege :
« On ne construit pas la paix sur des fosses communes » .
Signé : Collectif du Mémorial en ligne www.memorialrdcongo.org
[i] Les activités de cette équipe d’assistance technique sont décrites dans un article publié sur le site web du Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme https://www.ohchr.org/fr/stories/2022/11/forensic-investigators-bring-dr-congo-victims-closer-justice
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